Je suis clairement un passionné des nouvelles technologies : l'idée que celles-ci permettent à l'humanité de progresser est donc profondément ancrée dans mon esprit. Aussi, à la lecture de l'essai "l'Homme Simplifié" du philosophe Jean-Michel Besnier, les techno-enthousiastes ne peuvent qu'être réticents à découvrir sa thèse. Il y défend l'idée que les nouvelles technologies, en se répandant, forcent l'être humain à s'adapter aux machines. Cette évolution nous ferait perdre progressivement notre essence, notre humanité. Si "le syndrome de la touche étoile", sous-titre de l'oeuvre, paraît quelque peu pessimiste et s'appuyant parfois sur des arguments un peu lointains, cette vision agite quelques drapeaux rouges intéressants...
La "machinisation" de l'Homme
Notre humanité est née de notre station debout, rappelle l'auteur : les mains ont permis le développement de la technique, la voix le développement du langage. De là découlent nos machines incroyablement évoluées et nos cultures riches et complexes, sources de notre identité.
Propre à chacun, dotée d'innombrables nuances et donc non limitable à des données, la culture est, par essence, non reproductible ni intégralement compréhensible par les machines. A l'opposé, la technique a accouché d'une langue universelle et univoque, les Mathématiques, faite pour les machines. Ayant l'ambition d'englober le monde dans une logique de 1 et de 0, afin de le maîtriser, cette langue est en effet la base de l'informatique et donc des nouvelles technologies. Elles permettent par exemple d'établir des modèles prévisionnels du climat ou de la Bourse.
Mais en voulant appréhender l'humain, les nouvelles technologies se doivent de le simplifier. La complexité des émotions, de l'imaginaire et de la créativité humaine sont concentrées en catégories figées et précises, afin qu'un mécanisme puisse les interpréter et agir en conséquence.
Cette simplification n'est pas sans avantage : l'homme peut être "augmenté" grâce à des robots ou prothèses, la traduction peut être instantanée, des calculs impressionnants traités en peu de temps... Les gains palpables de l'essor des nouvelles technologies sont évidents et seraient difficiles à nier.
Mais l'impact de cette mise en coupe réglée peut aussi être négatif. A force d'harmoniser les diverses expressions de l'humanité en les catégorisant, l'être humain perd de son unicité (je ne suis plus original/unique puisque je corresponds à une catégorie). En devenant un pion remplaçable parmi des milliards d'autres, l'individu aura tendance à perdre confiance en soi et déprimer.
La culture ne fait plus sens et seule l'utilité fonctionnelle est perceptible : tel Charlot dans les Temps Modernes, l'individu n'est alors qu'un rouage dans la grande machine du monde. Ce sentiment de dépossession serait selon l'auteur, un mal profond touchant avant tout les sociétés occidentales, celles qui sont les plus avancées en termes de nouvelles technologies. La démonstration est poussée jusqu'à faire référence à la Première Guerre Mondiale, premier grand événement majeur de déshumanisation.
L'Homme, esclave simplet et isolé
Certes, l'usage et le potentiel des nouvelles technologies est parfois inquiétant. Notre vie privée est très largement menacée par notre addiction aux réseaux sociaux ou à l'essor des objets connectés, qui, non content de tout mesurer, diffuse leurs données sur Internet. En s'appuyant sur de plus en plus de données pour construire sa vie, l'Homme construit sa dépendance. Maitre des nouvelles technologies, il en devient progressivement esclave dans une dialectique toute hégélienne.
L'accélération de la vie dans cet univers nous expose à une infinité d'informations et d'activités et modifie notre manière de vivre en profondeur. La capacité multi-tâches attribuée telle une évolution génétique à la génération Y entraîne aussi une perte de capacité de concentration et de profondeur dans la réflexion et l'apprentissage. C'est en tout cas les retours de certaines expériences de "retrait numérique" tel que Susan Maushart décrit dans son livre "Pause" ou Thierry Crouzet, le "retraité de l'Internet".
Jean-Michel Besnier décrit cette évolution en opposant la connaissance "d'avant", cathédrale très solide construite petit à petit, et la connaissance des "digital natives". Telle une fine crêpe très étendue, elle permet bien l'accès immédiat à la quasi-totalité de la connaissance humaine mais elle n'a aucune épaisseur. Les capacités intellectuelles de l'Homme diminueraient alors : nous saurions puiser dans une base de données pour nos besoins, mais sans savoir y apporter la réflexion et l'analyse nécessaire à un progrès de la connaissance. Les nombreux copiés/collés de Wikipedia que les enseignants rencontrent dans les devoirs évoquent très concrètement ce possible futur.
A la perte d'autonomie et la stagnation de la connaissance humaine, l'auteur ajoute le risque d'une communication humaine dénaturée, sans émotions, purement informative et donc simplement informatique. De là découlerait un plus grand isolement de l'individu, incapable de se connecter émotionnellement à ses semblables malgré une multiplication des moyens de contact.
En effet, en systématisant l'usage d'un intermédiaire technologique (ordinateur ou téléphone), l'homme modifie en profondeur sa manière de communiquer et perd un grand nombre d'informations : un simple texte lu est bien plus pauvre qu'une conversation face à face. Néanmoins, un email ou un SMS sont vus comme plus efficient car 100% informatifs et rapides. Ainsi, avec l'exemple d'une société informatique suisse performante qui n'embauche que des autistes communiquant uniquement par informatique, l'auteur semble vouloir illustrer notre avenir à moyen terme : l'efficacité en traitant de la pure donnée, sans affect en pièce jointe.
Ces communications relèvent de la communication pour "être avec" et non "être pour". La messagerie vocale, les SMS ou les emails seraient donc un moyen de se rassurer soi-même, de s'exprimer, tout en évitant une vraie interaction puisque les échanges sont désynchronisés et ne sont qu'une succession de communications unidirectionnelles. "L'être pour" nécessite de rencontrer la personne physiquement, ou à défaut, la voir. Cette communication naturelle serait en perte de vitesse (et ne fonctionne pas avec les nouvelles technologies, cf l'échec répété de la visio), ce qui rapproche encore l'homme de la machine. A terme, l'absence de communications "être pour" ne peuvent que nous faire sentir profondément seuls, rassurés dans notre individualisme, mais seuls.
Mais l'Homme ne cessera pas d'évoluer !
Cette vision très pessimiste de l'impact des nouvelles technologies sur l'être humain est résumée dans le sous-titre du livre, "le syndrome de la touche étoile". L'auteur fait référence aux serveurs vocaux qui ne laissent qu'un nombre défini de choix pour interagir, même si ces choix sont inadaptés. En lieu et place d'une interaction humaine riche, nous voilà soumis aux machines pour résoudre nos tracas. On peut rétorquer qu'en général, ces serveurs vocaux laissent une ultime possibilité, celui d'avoir en direct un autre être humain, à même de prendre en charge un besoin complexe.
Au delà de ce détail, c'est surtout sur les capacités de résilience de l'être humain que l'auteur semble faire l'impasse tout au long de son ouvrage. L'impact de la généralisation des nouvelles technologies dans nos vies n'est pas encore totalement mesuré et les sociétés humaines ne s'y sont pas encore totalement adapté. De fait, les usages précédent généralement les réflexions et les réorganisations nécessaires que peuvent engendrer l'avènement de facteurs perturbants.
Ainsi, on peut lister différents exemples : le concept de la vie privée est en pleine évolution, la manière de gérer les flux personnels générés par l'internet des objets reste à inventer et l'école doit profondément revoir la manière de transmettre le savoir. Sur ce point, il semble en effet qu'au delà de la lecture et du calcul, l'enjeu est moins sur la quantité de savoir (qui s'étend de manière exponentielle) que l'on peut transmettre mais bien comment articuler, analyser et savoir exploiter la masse de données d'informations disponibles en quelques clics. Cette révolution éducative prendra du temps, avec le risque que les élèves "digital natives" n'aient ni l'épaisseur de culture de leurs ainés ni les moyens d'exploiter pleinement Internet.
Une autre évolution probable de l'"homo numericus" est la capacité de s'isoler, de se couper des nouvelles technologies pour retrouver la capacité de réflexion profonde, le temps long. Ce besoin, déjà ressenti par les "early addicts" cités ci-dessus et qui en ont fait un livre, devrait s'installer progressivement après quelques années de surconsommation d'écrans et de données.
Enfin, l'homme est et restera un animal social, nécessitant de vraies interactions dans son quotidien. Dire que l'être humain bardé de nouvelles technologies se dirige vers l'autisme me semble particulièrement pessimiste. Le téléphone mobile et l'ordinateur ne sont que de nouveaux outils, qui s'ajoutent au papyrus, au télégramme ou au téléphone filaire. L'avènement de l'un des modes de communication n'a jamais tué les autres, il n'y a pas de raisons pour que cela arrive avec ces nouveaux modes. Les entreprises, même mondiales, font toujours de nombreuses et coûteuses réunions physiques alors que la téléprésence pourrait les remplacer techniquement parlant.
A travers "l'Homme simplifié", le philosophe Jean-Michel Besnier pointe donc de vrais dangers et travers de l'abus des nouvelles technologies, qui culmineraient lors de l'avènement de la singularité technologique. Il serait dangereux de les ignorer, mais le pessimisme de l'auteur envers l'évolutivité de l'Homme est frappant. Sans être comme ses adversaires les transhumanistes, qui ne voient que bénéfices à l'intégration toujours plus poussée de l'Homme et de la machine, je crois que les technologies visant à simplifier notre quotidien ne sont pas irrémédiablement des réducteurs de l'humain. De fait, l'Homme, en perpétuelle recherche de progrès, continuera à vouloir tirer profit de ces technologies, sans cesser d'évoluer en tant qu'individu et en tant que société. Capable de surmonter certains abus temporaires, il ne se prive pas non plus de certains retours en arrière !
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